Suite
à la disparition de Alaa Al-Dib le 18 février dernier, Al-Ahram Hebdo publie un
entretien recueilli par l’écrivain Alaa Khaled il y a quelques années.
Chroniqueur de la classe moyenne, il évoque les mutations politiques et
sociales à l’époque de Nasser, à travers ses années passées à l’université.
Alaa Al-Dib
Alaa
Khaled
Quelles sont les mutations dont vous avez été témoin pendant vos années passées
à l’université ?
Alaa Al-Dib : Le
changement le plus frappant concernait les professeurs. A mon époque, il y
avait une génération très respecte et très reconnue de professeurs de droit. De
grands noms comme Mohsen Chafiq, Abdel-Moneim Badr et Al-Cheikh Abou-Zahra. Ils
avaient à la fois le charisme, le prestige, le sens de l’humour, le respect et
les relations conviviales avec les étudiants. Mohsen Chafiq, qui enseignait le
droit commercial, transformait le droit en comédie de théâtre.
— Pourquoi
cette génération de professeurs a-t-elle disparu ?
— Le régime de Nasser offrait des bourses et
donc des figures telles que Rifaat Al-Mahgoub sont apparues. Ils étaient bien
différents des anciens professeurs. C’était le phénomène de « nouveaux
professeurs ». Ces derniers cherchaient à tirer profit de la révolution et du
pouvoir. Ils ont contribué à la destruction de l’université en la transformant
en une institution commerciale, sécuritaire et policière. A partir de là, les
courants islamistes ont commencé à apparaître. C’était aussi l’époque de la
construction du Haut-Barrage, de la réforme agraire. Il était évident que les
militaires, et ce, malgré leur soutien populaire, nuisaient à la vie sociale
égyptienne, supprimaient le rôle des intellectuels et de la classe moyenne.
— Avez-vous
adhéré à une organisation politique à l’époque ?
— A cette époque, j’étais communiste. Je
militais en dehors du cadre universitaire mais étant présent à l’université
j’avais aussi des missions à effectuer sur place comme la distribution de
tracts politiques. J’ai adhéré au Parti communiste à l’âge de 16 ans grâce à
Ibrahim Mansour, le grand frère de l’un de mes camarades de classe. Chaque
semaine je lisais un livre pour le présenter aux ouvriers de la zone de
Hélouan. Après 1956, les problèmes des partis communistes ont surgi, et l’idée
d’unifier les différents partis est apparue.
— Etait-il
habituel de retrouver des organisations politiques à l’université ?
— C’était très normal. On discutait très
ouvertement de tous les sujets. Il y avait alors des Baassistes et une timide
présence des Frères musulmans. A cette époque, je sentais déjà que j’étais
écrivain et c’était ce qui m’importait le plus. L’idéologie était juste pour
moi un moyen d’organiser mes idées. La bibliothèque représentait pour moi un moyen
d’échapper à l’ambiance stricte qui régnait à l’université. Je rencontrais
chaque semaine trois à quatre autres militants communistes. Et c’était une
jeune femme Soad Al-Tawil qui s’occupait du groupe. Chacun d’entre nous payait
25 piastres à l’organisation.
— La
vie universitaire peut-elle, à elle seule, former l’individu ?
— L’université et la maison sont suffisantes
pour le développement de l’individu. J’ai passé 5 ans à l’université au lieu de
quatre. Car au cours de la troisième année, que j’ai eu une histoire d’amour
sans grand intérêt, mais qui a fait que, pendant une année entière, j’ ai pu
découvrir l’amour, l’errance et un nouveau monde. Je rêvais de changer de vie.
J’ai quitté la maison à l’âge de 20 ans et j’ai commencé la traduction littéraire.
Grâce à la lecture, j’ai perfectionné la langue anglaise. Puis j’ai dû
reprendre les études pour obtenir mon diplôme de droit. J’ai également eu
l’occasion de travailler à la revue Rose Al-Youssef grâce à mon frère aîné
Badr. Avec ce dernier, nous avions des amis en commun. Il a eu une grande
influence sur moi. Mon père était très compréhensif et on a donc eu une
éducation moderne.
— D’où
provenait le rêve de changer le monde ? Est-ce de la maison de votre frère
Badr, ou bien de votre adhésion à l’organisation politique ?
— Probablement de la famille et surtout mon
frère aîné Badr, qui était à la fois une sorte de père et de professeur. Il m’a
donné tout ce dont j’avais besoin. Il s’est marié juste après la fac et avait
alors déménagé dans une maison à Guiza. J’avais donc une seconde maison où je
pouvais rencontrer mes amis. C’était à ce moment-là que j’ai compris qu’il
fallait quitter le foyer familial. Mon père a très mal vécu la séparation avec
Badr qui quittait la maison pour se marier. Il en avait pleuré. Nous étions
cinq enfants en tout, et mon père était un grand fonctionnaire mais avec un
petit salaire.
— Décrivez-nous
la vie sociale à l’université à cette époque...
— Il y avait des écrivains comme Ragaa
Al-Naqqache et Ibrahim Mansour. Ce dernier restait toujours à la cafétéria de
la faculté des lettres. Ensuite, on a commencé à fréquenter les cafés du
quartier Doqqi. On se retrouvait souvent chez l’écrivain Ghaleb Halsa. Son
appartement à Doqqi était ouvert 24 heures sur 24 aux étudiants et aux écrivains.
Il accueillait des critiques et des écrivains, comme Abdel-Mohsen Badr, Farouq
Choucha, Soliman Fayyad, Aboul-Maati Aboul-Naga et Ibrahim Aslan. Je
connaissais également Mohiéddine Mohamad, qui était le correspondant de la
revue Al-Adab (les lettres) avant Ragaa Al-Naqqache. C’était un grand
intellectuel. C’est lui qui nous a fait connaître L’Etranger d’Albert Camus. On
se rencontrait aussi tous les lundis chez Ghaleb Halsa, alors que les jeudis,
on prenait un verre le soir au pied de la pyramide.
— Qu’est-ce
qui vous a poussé à écrire ?
— Dès lors que j’ai appris à apprécier l’art,
beaucoup de choses ont changé au fond de moi. Je pense que c’est L’Etranger de
Camus qui m’a donné envie d’écrire. J’ai ressenti alors l’urgence d’écrire. Je
pense que la porte royale qui donne accès au monde de l’écriture est de pouvoir
mettre sur papier ce qu’on ressent au fond de nous, et les émotions qu’on a du
mal à exprimer.
L’université à
l’image de la société
En 2010, le poète et
écrivain Alaa Khaled a consacré le thème principal de sa revue Amkéna (les
lieux) au thème de « l’université ». Il a choisi son ami et célèbre écrivain
Alaa Al-Dib pour évoquer la période de sa vie passée à l’université à l’époque
de la Révolution de 1952.
Comme de nombreux
écrivains de sa génération, Al-Dib ne s’était jamais remis de la défaite de
1967, préférant se replier sur son oeuvre et sur la présentation des jeunes
talents dans sa fameuse rubrique Assir Al-Kotob (le jus des livres). Mais il ne
peut s’empêcher de regretter les bouleversements qui ont eu lieu dans la
société. L’université, qui était pour lui le chantier de l’engagement
politique, de la connaissance, de l’ouverture sur la pensée libre, et le lieu
de l’épanouissement de la classe moyenne des années 1950, a dramatiquement
changé au cours des années. « Réduire la patrie à la taille d’un nain, et
transformer l’université en une usine délabrée où circulent les idées usées »,
écrit-il dans l’une de ses oeuvres. Car si Al-Dib est l’érudit qu’il est
devenu, celui qui a traduit Samuel Beckett et Henry Miller écrit le scénario de
l’incontestable Momie de Chadi Abdel-Salam, il le doit au temps passé dans la
bibliothèque de l’université. « Elle ouvrait de 8h à 17h. Tout ce que j’ai lu
dans ma vie, je l’ai lu dans cette période. C’est la vraie période de lecture
». Il lit, dévore les classiques russes. Gogol, Tolstoï, Dostoïevski. La classe
moyenne à laquelle il appartient, c’est aussi celle qu’il a retrouvée plus tard
lors de ses engagements militants, et qu’il reflétera dans son oeuvre Zahr
Al-Leimoune (fleur de citron) où le héros se traîne dans un présent morose et
se souvient de son passé de militant communiste au Caire et de son intense
histoire d’amour. Waqfa Ala Al-Monhadar (arrêt sur la pente), qui n’est pas un
ouvrage de fiction, relate la même histoire. Sa trilogie romanesque, Qamar Ala
Al-Moustanqaa (lune au bord du marécage), Atfal Bila Domoue (enfants sans
larmes), et Oyoun Al-Banafseg (regards de violettes), s’intéresse au destin
d’une famille marquée par l’émigration dans les pays du Golfe.
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نشر في الأهرام إبدو بتاريخ 16 مارس 2016
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